Cela fait un moment que je souhaitais aborder la question des mots et de leur poids.
Pour cela, je vais vous exposer 2 situations différentes, qui finalement se ressemblent à bien des égards…
Je vous pose les faits, je vous proposerai mon regard en second lieu.
Situation n°1
Un EHPAD.
Un après-midi.
Ma Mamie, dans son fauteuil, dans le salon, entourée d’autres résidents et de leurs proches.
Je la retrouve, je suis venue avec Pumpy, mon chien. Elle l’adore.
Ma grand-mère a la maladie d’Alzheimer depuis de nombreuses années, mais étrangement, elle n’évolue pas beaucoup [ un jour je me pencherai sur la question suivante : avoir une fille et une petite-fille orthophonistes et gérontologue ralentirait-il le développement de cette maladie ? ].
Pour ceux qui connaissent les EHPAD, dès qu’un élément nouveau intervient, cela devient vite une animation en soi.
Autant vous dire que toutes les personnes qui nous entouraient étaient à l’affût de notre conversation.
C’est ok pour moi, de toute façon nous sommes en collectivité, et cela ne pose aucun problème à ma grand-mère.
Je lui demande donc si elle a participé à l’animation qui était organisée la veille.
Elle me répond : « ah je ne sais pas. Tu sais, je perds un peu la mémoire ».
Je ne réfléchis pas trop à ma réponse, et sans savoir que j’allais arrêter le temps dans les secondes qui suivraient, je lui réponds naïvement : « Ben oui Mamie, c’est normal, tu as la maladie d’Alzheimer! »
Je vous promets, si on avait été dans un film, il y aurait eu un arrêt sur image sur chacun des visages des personnes dans la pièce, résidents, proches, professionnels… Le tout avec la petite musique angoissante. Vous l’avez, hein ?
Le silence, plus aucune respiration, plus un geste…
J’avais dit le mot en « A » !
D’un coup, je percute, la professionnelle de la communication en moi reprend le pas sur la petite fille, et je réalise que ce que je viens de faire, si naturel pour moi, n’est pas vraiment habituel.
C’est ma grand-mère qui vient rompre ce moment d’angoisse par une simple phrase :
» Ah oui, c’est pour ça ! «
Et c’est tout.
J’ai presque entendu les battements de coeurs des voisins de salons repartir, et ne voulant pas les laisser sur cette sensation négative, j’ai poursuivi avec ma Mamie, suffisamment haut pour que même les appareillés puissent entendre : » Eh oui, tu perds une partie de ta mémoire, mais il t’en reste, et moi aussi j’ai de la mémoire qui te concerne. C’est chouette, on peut continuer à partager nos souvenirs ! »
Sourire de ma grand-mère.
Caresse de Pumpy.
Le film et la vie reprennent.
Situation n°2
Une salle de cinéma.
Une conférence sur l’image de la vieillesse après la projection du film « Vivre ».
Une personne du public évoque le fait que ce qui est difficile aujourd’hui, c’est que les EHPAD sont des mouroirs, me demande mon avis à ce sujet et ce que je propose pour changer cela.
Ma réponse, encore bien naïve finalement, est la suivante : « ben oui, ce sont des mouroirs, parce qu’on y entre pour mourir, non ? Ce n’est pas la réalité ? Est-ce qu’on peut vraiment changer ça ? »
Là encore, j’ai senti comme un petit souffle frisquet traverser la salle.
Consciente du pavé balancé sans le vouloir, j’enchaîne : » ce n’est pas le fait que les EHPAD soient un mouroir qui est négatif, c’est le fait d’associer un mot, « mort », qui apparaît négatif pour beaucoup, aux EHPAD. Statistiquement, il y a plus de morts que de naissances en EHPAD… C’est donc la simple réalité. Un EHPAD est un mouroir. C’est à nous de nous questionner pourquoi le fait de mourir est fait peur et entraîne une projection négative sur les EHPAD, non ? »
Mon regard
Depuis quelques années, après un travail permanent – et jamais terminé- de remise en question personnelle et professionnelle, je prends conscience du poids des mots.
J’aime à dire que les mots ont un sens, et ce n’est pas pour rien.
J’écris, je fais des conférence, le choix des termes que j’emploie n’est jamais anodin.
Par ailleurs, ma quête permanente d’authenticité fait qu’aujourd’hui je recherche chez moi une congruence permanente, un accord entre ma parole et mes actes.
J’ai une intolérance au mensonge.
Les mensonges qu’on impose aux autres, mais également ceux qu’on se fait à soi. Les pires.
Malheureusement, ma quête de vérité peut s’avérer un peu brutale, j’en conviens. Mais j’y travaille, je vous promets.
Je comprends aussi aujourd’hui que nous ne sommes pas conscients des mensonges que l’on se raconte. On le fait pour se protéger, pour éviter de voir la réalité en face. Ce n’est pas pour faire du mal.
Ces mensonges liés à nos croyances personnelles (« non, papa ne vieillit pas ! » ) ou à des croyances sociétales (« quand on est vieux, on ne peut plus faire l’amour ! »), qui entraînent parfois des déconvenues quand la réalité nous rattrape (« papa a vieilli et est retrouvé en train de faire l’amour à l’EHPAD »).
Mais je constate aujourd’hui que cette dichotomie entre les mots que l’on emploie et la réalité qu’ils recoupent ne sont pas les mêmes pour chacun, selon ce qu’on accepte de voir ou pas.
Alzheimer et mouroirs ne me font pas peur.
La réalité qu’ils recoupent (dégradation des proches, peur de la finitude, visites en EHPAD, fin de vie, vieillesse…), je la connais, et commence à l’accepter personnellement et professionnellement.
Mais je suis consciente aujourd’hui que psychologiquement, ce ne soit pas possible pour des personnes dont le chemin de vie est certainement bien différent du mien et ne puisse pas encore les amener à mettre en cohérence le mot et sa réalité.
Et qu’il est plus facile d’ajouter une image créée de toute pièce pour se protéger.
Il n’y a pas de morale à cet article.
Je ne vous dirai pas « Réveillez-vous, ouvrez les yeux, oui on va tous mourir, oui, Alzheimer c’est dur ! »
Je crois que nous le savons tous au fond de nous.
Et comme je sais que mon job consiste à poser des questions là où on pensait avoir des réponses, je vous dirais simplement :
« Et si nous prenions simplement conscience que parfois nous ne regardons pas vraiment ce que nous devons réellement voir ? »